EEGA : entre silence, peur et transmission

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Introduction éditoriale

Sahra Sheikh Ali avait environ 10 ans lorsqu’elle a vu de ses propres yeux la peur, les divisions, les barbelés, et les mines. Dans ce témoignage fort, elle raconte la terreur quotidienne, les échanges discrets entre familles séparées, et le choc du jour où elle aperçoit le drapeau de l’indépendance.

Note éditoriale

Ce témoignage est une transcription traduite depuis un enregistrement oral en somali. S’il ne restitue pas chaque nuance avec exactitude, un soin particulier a été apporté pour en préserver le sens, la voix et l’intention. Le travail de transcription et de traduction a été appuyé par des outils d’intelligence artificielle, puis relu et ajusté manuellement.

Découpage chronologique du témoignage
00:05Une enfance sous la peur, dans l’ombre d’EEGA 01:05Entre papiers, messages et silences 02:20Le jour du drapeau : choc, errance et grâce 04:30Transmettre l’histoire, aimer Djibouti

Une enfance sous la peur, dans l’ombre d’EEGA

Je m’appelle Sahra Sheikh Ali.
Je vais vous raconter ce que j’ai vu à cette époque. J’avais environ 10 ans. Le nom de ce lieu, EEGA, est réel, et tout ce que l’on dit à son sujet est vrai.
Ici, on ne se regardait même pas dans les yeux, on évitait les regards. On s’asseyait sous les arbres, et les gens étaient répartis, triés, contrôlés. Le fil barbelé avait été posé des deux côtés. Ceux qu’on laissait passer recevaient une autorisation temporaire.
La souffrance était immense.
Il y avait un homme qui décidait du sort des gens, selon son bon vouloir : un tel, il le tuait ; un autre, il l’humiliait. C’était une terreur constante. Il nous chassait comme du bétail, sans pitié, selon ses caprices.
Et celui à qui Dieu accordait sa grâce — il échappait à cette cruauté.

Entre papiers, messages et silences

Les familles communiquaient par des messages transmis à ceux qui portaient des bouts de papier, hommes ou femmes, qui leur servaient de laissez-passer. Nous, on restait là, sous les arbres.
Et on leur disait : « Transmets ceci à ma famille, s’ils sont en ville. »
Et on nous répondait : « Untel t’attend à tel endroit » ou « Un tel t’envoie ceci ».
Et alors, un soldat somali, l’un des gendarmes, venait nous escorter ou aller chercher les gens.
Mais le pire… c’était ce colon qui siégeait là, je ne me souviens plus de son nom.
Il était d’une cruauté extrême.
Il terrorisait tout le monde. Ceux qui s’approchaient tremblaient, de peur qu’il les tue ou les envoie au poste.
Le danger ici était constant. Il a duré jusqu’au moment où le drapeau a été hissé.
Ce n’était pas anodin. Le fil barbelé a été posé quand les gens ont été divisés par le colon : ceux qui réclamaient la Somalie ont été rejetés à Lawyacado ; ceux qui voulaient l’Éthiopie ont été poussés vers Dawaleh. Et le fil a été posé.
Mais ce fil n’était pas simple : il était bourré de mines. Je l’ai vu de mes propres yeux.

Le jour du drapeau : choc, errance et grâce

Et je me souviens très bien du jour où le drapeau a été hissé.
C’était un lundi soir. J’ai vu le drapeau, et j’ai été envahie par une profonde émotion.
J’étais dans un tel état que je me suis perdue en chemin. J’ai suivi une route au hasard, dépassée par l’émotion. J’ai fini par arriver devant le palais présidentiel, juste là où les barbelés et les mines étaient posés.
Il y avait là un fil que j’ai voulu lever un peu, pensant qu’il s’agissait d’une décoration.
Un homme est sorti du palais, m’a appelée. Il pensait que j’étais une femme folle, prête à marcher sur une mine. Il m’a dit :
— « Tu veux mourir? Cette chose n’est pas une décoration! C’est une mine! »
Je lui ai répondu :
— « Non, je ne suis pas folle, je croyais que c’était une ornementation pour la fête du drapeau! »
Il m’a dit :
— « Si tu avais levé ce fil, on n’aurait même pas retrouvé tes os. »
Je lui ai expliqué que je venais de Q6, près de Booyada, que je m’étais égarée dans la liesse.
Il m’a accompagnée jusqu’à chez moi, vérifiant que je retrouvais bien mon chemin.
Il me guidait, me demandait si je reconnaissais l’endroit. Finalement, j’ai vu Booyada, je lui ai dit où j’habitais, et il m’a laissée repartir.

Transmettre l’histoire, aimer Djibouti

Ce que je veux dire aux jeunes d’aujourd’hui, c’est que Djibouti a une grande histoire.
Aujourd’hui, vous vivez dans le bonheur, dans la joie, dans une ville vaste, ouverte, paisible. Mais cela a un prix.
Ce n’est pas un endroit pour jouer et traîner. C’est un lieu pour raconter, pour transmettre.
Chaque jeune devrait entendre ce que sa mère ou son père a vécu, et ensuite le raconter à ses enfants.
Moi, chaque soir, je raconte tout cela à mes enfants.
Mon fils au lycée, mon petit au primaire, je leur parle de Mahmoud Harbi, je leur raconte l’histoire.
Ma mère m’a tout raconté, et maintenant c’est moi qui transmets. Je leur dis aussi :

Étudiez, servez votre pays.


Ce lieu, EEGA, ce n’est pas un endroit anodin.
C’est un lieu sacré, où du sang a coulé.
Et nous remercions Dieu de nous avoir fait survivre à cette époque.
Je prie pour que Dieu prolonge la vie du Président, qu’Il protège notre drapeau, qu’Il nous garde des ennemis qui rôdent.
Je dis : Djibouti, je t’aime.
Et une vieille femme disait : « Après Djibouti, aucune eau n’étanche ma soif.»
C’est ce que je transmets aux jeunes.

Témoignage enregistré par l’ANPC lors de l’inauguration du site d’EEGA, 2022