Introduction éditoriale
Dahir Omar Boqore, né en 1940, livre ici un témoignage exceptionnel sur les rafles, les camps, les exécutions et les divisions forcées opérées en 1967.
Il fait partie des rares survivants à avoir été témoin de l’intérieur du système de détention mis en place à Djibouti, dans la zone aujourd’hui connue sous le nom de Q7-bis.

Note éditoriale
Ce témoignage est une transcription traduite depuis un enregistrement oral en somali. S’il ne restitue pas chaque nuance avec exactitude, un soin particulier a été apporté pour en préserver le sens, la voix et l’intention. Le travail de transcription et de traduction a été appuyé par des outils d’intelligence artificielle, puis relu et ajusté manuellement.
Découpage chronologique du témoignage
Une jeunesse entre ville et brousse
Je m’appelle Dahir Omar Boqore.
Je suis né en 1940. Je ne me souviens plus de la date exacte mais quand De Gaulle est venu, j’étais dans la vingtaine quand cela s’est produit.
J’étais un homme venu des campagnes. J’avais un document — une petite carte militaire — qui m’avait été délivrée en 1966. C’était un papier qu’on gardait dans la poche de la chemise, réalisé par une autorité militaire. Je faisais des allers-retours entre la brousse et la ville, et j’y passais des périodes plus ou moins longues.
En 1966, ce document m’a été délivré, alors que je vivais entre les deux — tantôt à la campagne, tantôt en ville, selon mes besoins. Et un jour, De Gaulle est arrivé. Chaque année avait son lot de difficultés, mais la pire d’entre elles fut sans doute 1967, l’année où ils ont rassemblé les gens par force. Trois camps ont été installés là où se trouve aujourd’hui Q7-bis. À l’époque, c’était une grande plaine vide. On a érigé trois enclos entourés de fils barbelés, et on les a remplis avec tous ceux qui étaient à Djibouti — sauf ceux qui avaient un papier d’identité. Les trois camps se suivaient, chacun bouclé avec du fil barbelé. Tous les gens sans carte y ont été entassés.
Ceux qui nous ont attrapés ne parlaient pas notre langue. Ils portaient des casquettes rouges, avaient un ton agressif, et chacun tenait un fusil dans une main et une matraque dans l’autre. Ils nous ont attrapés, battus, et nous ont forcés à nous agenouiller sur les deux genoux — rien d’autre ne devait toucher le sol. C’était l’ordre.
Ils tenaient une matraque de 5 kg, qu’ils utilisaient pour tirer quelqu’un de là où ils voulaient. Et dans l’autre main, un fusil prêt à tirer au moindre geste suspect.
Pendant 11 jours, ces trois camps sont restés remplis. Puis ils ont été divisés en trois groupes :
• Un groupe a été envoyé en Éthiopie,
• un autre en Somalie,
• et le dernier a été exécuté sur place.
Il ne restait qu’un petit groupe, auquel j’ai eu la chance d’appartenir.
On nous donnait à manger un petit récipient de fer blanc, appelé jambel, rempli de riz brûlant. C’était tellement chaud qu’on ne pouvait même pas le toucher. On vivait avec ça.
On tuait aussi bien ceux qui bougeaient que ceux qui restaient immobiles. On les tirait, et une balle dans le corps suffisait à les éliminer. Les barbelés entourant le camp servaient aussi à transporter les morts.
Il y avait donc quatre groupes : trois nombreux, un très réduit — celui dont je faisais partie.
Le groupe envoyé en Éthiopie a été déporté. Celui pour la Somalie aussi. Le troisième a été abattu sur place. Et le petit groupe restant, après 11 jours, a été relâché — parce qu’il n’y avait plus personne dans les camps. Les morts, les déportés… il ne restait qu’un petit groupe, dont je faisais partie.
Alors, on nous a dirigés vers la ville.

L’attente, la faim, et les morts sous les barbelés
Quand De Gaulle est arrivé, ils (les colons) montaient sur les toits des maisons et urinaient sur ceux qui osaient sortir sur leur terrasse ou à leur porte.
Quant à mon petit document militaire, celui qui me permettait d’aller et venir entre la campagne et la ville, je l’ai perdu pendant que j’étais à la campagne. Il était resté dans une maison, et une fois que je suis revenu à la ville — que je ne pouvais pas éviter — il était trop tard. Je suis revenu par nécessité, comme à chaque fois.
Je me rappelle que nous errions entre le quartier où habitait le poète Qarshiile, près de Lawga, et le bas de Bilic-Bilic, entre la petite route et la grande. C’était comme une marche inconsciente, presque suicidaire.
Ceux qui avaient le courage de franchir les barbelés savaient qu’ils pouvaient sauter sur une mine à tout instant. Il y avait deux lignes de barbelés. Et ceux qui s’aventuraient là — ceux qui acceptaient de mourir — sautaient et mouraient là, souvent déchiquetés par les explosions.
Quand quelqu’un passait une nuit dans un quartier, même pour une simple visite, il était repéré dès le lendemain. Il était dénoncé par des informateurs — humains ou invisibles.
Des bus venaient le chercher.
Quand j’ai perdu ma carte, j’ai dû revenir en ville, et j’ai vu tous ces gens massés, épuisés, couchés comme des animaux.
Certains sautaient entre les deux lignes de barbelés, prêts à mourir. Moi aussi, j’en faisais partie.
J’ai passé trois nuits à Bilic-Bilic, assis là. J’ai demandé aux gens de la communauté Gasaarinta — ceux qui vendaient des animaux — de transmettre un message à mon frère Abdi Omar Boqore, qui porte le même nom de famille que moi.
Je leur disais : « Dites à mon frère que je suis là, donnez-moi quelque chose à manger. »
Mais il était déjà trop tard : il était mort.
Creuser sa tombe
Pendant trois jours, je suis resté là, assis parmi les pauvres.
Le quatrième jour, je me suis dit : « Lève-toi. Quoi qu’il arrive, avance. Même si tu meurs sur une mine ou sous une balle. »
J’ai vu des gens mourir, tués par des mines ou des balles. Je suis allé vers les soldats. L’un d’eux m’a tendu une pelle et une pioche.
Un homme fort — un ancien gardien de troupeaux que je reconnaissais — était là, en train de creuser une tombe.
On lui a dit de s’allonger dans la fosse qu’il venait de creuser.
Et dès qu’il s’est couché, on l’a abattu d’une balle dans la tête ou le cœur.
On emportait ensuite son corps, je ne sais pas si c’était dans de la soude ou autre chose, et on le jetait aux lions.
Puis, on m’a dit à moi aussi de creuser.
Je tremblais, je n’étais plus qu’un corps vide, mais je creusais.
L’homme avant moi avait bien avancé, il était fort. Moi, j’étais affaibli.
Un soldat m’a crié dessus :
— « Creuse comme lui ! »
Mais moi, j’étais incapable.
Juste avant qu’ils me tuent, un homme est intervenu, un officier.
Il est venu avec le colon avec qui il travaillait. Il a entendu mon nom — Dahir Omar Boqore — et il l’a répété.
Quand j’ai levé les yeux, j’ai reconnu celui que je cherchais : il était là, juste à côté.
Il a dit :
— « Celui-là est avec moi. »
Et c’est ainsi que j’ai été sauvé, de justesse.
Moi aussi, on m’a dit de creuser une tombe. J’ai vu le camp se vider comme les trois autres.
Ce qu’il s’est passé là… c’est que des gens ont été tués par les mines, d’autres par les mains humaines.
Les deux étaient pareils.
On tuait les gens, puis on les accrochait aux barbelés.
Et nous, pendant tout ce temps, on devait rester à genoux. Si tu tombais, tu étais mort.
Transmettre avant qu’il ne soit trop tard
Aujourd’hui, la jeunesse ne comprend pas ce qu’on a vécu.
Ceux qui sont venus plus tard ou sont nés après pensent que tout cela est un rêve.
Quand je travaillais, j’entendais des gens dire :
— « Ce que vous appelez colonisation, c’était mieux ! »
Certains disent des choses tellement choquantes qu’on se demande s’ils ont un cœur.
Mais ils ne savent rien. Même aujourd’hui, rares sont ceux qui écoutent les avertissements.
Je dis aux jeunes :
Écoutez ceux qui ont vécu cette époque.
Écrivez ce qu’ils vous disent.
Tirez-en des leçons. Apprenez l’histoire.
Mais très peu viennent. Les jeunes ne viennent jamais. Seuls quelques adultes passent parfois me saluer.
Même mes proches ne viennent pas. Sauf quand il y a une cérémonie.
Ma recommandation est claire :
Des horreurs ont eu lieu.
Des gens sont morts pour ce pays.
Et cette vie paisible que vous vivez aujourd’hui — elle a un prix.
Faites quelque chose de cette paix.
Laissez une trace.
Écrivez des livres.
Transmettez la mémoire.
C’est ça, mon conseil.
Témoignage enregistré par l’ANPC lors de l’inauguration du site d’EEGA, 2022